Zola et les peintres, une visite au Musée d'Orsay - Article

Lorsque Émile Zola (1840-1902) s'intéresse à la peinture de Manet en 1866, il n'est encore qu'un jeune critique d'art débutant ; un journaliste polémique, pas un écrivain. Manet à ce moment est déjà un peintre confirmé, proche du poète et critique Charles Baudelaire. D'une certaine manière, mais sur des bases tout autres, Zola prend le relais du poète qui meurt en 1867. En prenant appui sur l'œuvre du peintre, Zola pose les principes de ce qui deviendra sa doctrine naturaliste en peinture, fondée sur la croyance en une réalité immédiate, une confiance dans les choses mêmes du monde qui nous entoure et dans la faculté de les représenter telles qu'elles sont, sans parti pris moral ni social, sans altération, sans « déformation ». L'individualité de l'artiste, sa vision personnelle et ses choix sont les conditions nécessaires pour qu'adviennent dans l'œuvre la vérité et la beauté. L'humain est par rapport à la réalité extérieure l'élément variable, le facteur de renouvellement constant.

Mais cette doctrine, que Zola n'applique pas de la même manière selon qu'il s'agit de critique picturale ou de littérature, va progressivement faire écran à sa clairvoyance sur l'évolution de la peinture moderne jusqu'à l'aveugler totalement face aux courants novateurs de la fin du siècle. Alors que Zola, après avoir défendu Manet, soutient les débuts de l'impressionnisme dès 1868, appréciant le plein air et la peinture claire, les sujets choisis dans le réel observable le plus proche, « le premier coin de forêt venu », il se détourne de cet engagement à partir de 1879, écœuré par des toiles bigarrées qui lui paraissent avoir cédé à la facilité. Il finit par se tourner vers des artistes aux partis pris tempérés de compromis et de concessions tels Jules Bastien-Lepage ou Léon Bonnat.

Ainsi, en 1879, alors qu'il défendait jusque-là les impressionnistes, Zola semble changer de point de vue. Il explique la longue lutte de Manet, considéré comme le père de l'impressionnisme, pour s'imposer « par la difficulté qu'il rencontre dans l'exécution de ses œuvres. Il considère que lorsqu'il réussit un tableau il est exceptionnel, mais qu'il lui arrive de s'égarer et de produire des toiles inégales ». Il écrira dans Lettres de Paris, nouvelles artistiques et littéraires : le Salon de 1879 : « Tous les peintres impressionnistes pèchent par insuffisance technique. Dans les arts comme dans la littérature, la forme seule soutient les idées nouvelles et les méthodes nouvelles. Pour être un homme de talent, il faut réaliser ce qui vit en soi, autrement on est qu'un pionnier. Les impressionnistes sont précisément selon moi des pionniers. Un instant ils avaient mis de grandes espérances en Monet ; mais celui-ci paraît épuisé par une production hâtive ; il se contente d'à-peu-près ; il n'étudie pas la nature avec la passion des vrais créateurs. Tous ces artistes-là sont trop facilement satisfaits. Ils dédaignent à tort la solidité des œuvres longuement méditées ; c'est pourquoi on peut craindre qu'ils ne fassent qu'indiquer le chemin au grand artiste de l'avenir que le monde attend. »

Son roman L'Œuvre, édité en feuilleton dès 1883, l'année même de la mort de Manet, va aussi contribuer à l'éloigner de ses amis artistes. Zola y crée en effet un personnage de peintre, Claude Lantier, sorte de synthèse de Manet et de Cézanne, qui incarne un génie raté incapable de terminer une peinture, rectifiant continuellement son tableau et finissant par se suicider près de sa dernière œuvre.

Zola défend Manet

Dans cette première partie du parcours, la comparaison entre l'œuvre de Cabanel et les œuvres de Manet permet d'observer la rupture du peintre défendu par Zola d'avec les règles normatives et conventionnelles de l'Académie et de l'enseignement officiel, avec malgré tout une prise en compte de la tradition par des citations picturales. On remarquera notamment l'abandon des procédés illusionnistes du modelé au profit d'une peinture plate, aux contrastes accusés, dont le traitement des surfaces peintes n'est pas homogène.

On constatera que Zola recherche chez Manet ce qui vérifie sa propre doctrine : l'abandon du beau idéal et de l'imagination, de l'histoire et de la mythologie au profit de la vie moderne, quotidienne, libérée des canons d'une harmonie factice, ainsi que le refus de la hiérarchie des genres, qui place au sommet la peinture d'histoire, puis le portrait, le paysage, la scène de genre et enfin la nature morte, au bénéfice d'une perception directe du réel. Zola écrira en effet à propos de Manet : « Il s'est donc mis courageusement en face d'un sujet, il a vu ce sujet par larges taches, par oppositions vigoureuses, et il a peint chaque chose telle qu'il la voyait. » (Mon Salon, 1866) ; « Il aura compris, tout naïvement, un beau matin, qu'il lui restait à essayer de voir la nature telle qu'elle est, sans la regarder dans les œuvres et dans les opinions des autres. » (Édouard Manet, étude biographique et critique, 1867)

Zola et l'impressionnisme

Dans cette deuxième partie de la visite, on observera comment Zola, qui fréquente la société des peintres en butte aux conventions de l'académisme, soutient les impressionnistes, dans une certaine forme de continuité avec son engagement pour Manet. Il fonde sur eux – et plus particulièrement sur Monet – de grands espoirs, mais finit par s'en détourner. Pourquoi ?

Le critique est déçu de l'orientation prise par la peinture impressionniste, qu'il juge inaboutie, cédant à la facilité et s'éloignant des sujets qu'il prône en littérature, notamment les petites gens et les sans-grade de la société. Le naturalisme en littérature s'assigne en effet pour tâche de décrire les groupes humains ou les individus d'un point de vue social, selon une méthode d'analyse documentaire adaptée des sciences expérimentales, avec toutefois l'ambition de dénoncer les injustices et les drames humains. Les peintres impressionnistes semblent quant à eux aspirer à un art autonome, indépendant de la littérature ou de la narration. Le tableau ne se justifie plus alors que par ses qualités purement plastiques : lignes, formes, couleurs, contrastes, et cette démarche est ressentie par l'écrivain comme conduisant à une certaine forme de vacuité de l'art pour l'art.

Le « revirement » de Zola

Dans cette troisième partie de la visite, l'on s'attachera à montrer la désaffection de Zola devant la production des peintres impressionnistes. En effet, dans son article « L’école française de peinture à l'Exposition de 1878 » , il passe presque sous silence l'impressionnisme. Son chapitre sur le paysage s'ouvre sur un regret : « Hélas ! notre école de paysage n'est guère florissante non plus à l'heure actuelle. Comme je l'ai déjà dit, il n'y a pas de maître, il n'y a que des élèves […] » et se referme sur l'attente d'un artiste providentiel : « [...] que surgisse le génie, et ce sera alors le début d'un âge nouveau dans l'art ». Que s'est-il passé ?

Zola n'avait justifié les ombres colorées et les reflets indiqués par des taches de l'impressionnisme que dans la mesure où, selon lui, cela se rencontre effectivement dans la nature. Le critère restait la réalité, le référent observé pour lui-même ; il estime à présent que les peintres prennent des libertés excessives. Leur intérêt s'est en effet déplacé. La restitution du réel observé cède le pas à la recherche d'un jeu avec les couleurs. Selon lui, ils se contentent d'esquisses approximatives, s'arrêtent en chemin par impuissance à finir une œuvre.

Lorsqu'il s'en explique à l'occasion du Salon de 1879, dans Nouvelles artistiques et littéraires, il est très sévère à l'égard de Monet dont il avait pourtant fait le héros du groupe. En 1880, dans Le Naturalisme au Salon, Zola se fait encore plus inflexible : « M. Monet a trop cédé à sa facilité de production. Bien des ébauches sont sorties de son atelier dans des heures difficiles, et cela ne vaut rien, cela pousse un peintre sur la pente de la pacotille. »

Enfin, l'on peut évoquer la manière dont Zola, au moment où il cesse d'écrire sur la peinture, justifie son rejet des formes artistiques qu'il avait soutenues et défendues. Il l'exprime ainsi en 1896, dans son bref article « Peinture » : « Eh quoi ! Vraiment, c'est pour ça que je me suis battu ? C’est pour cette peinture claire, ces taches, pour ces reflets, pour cette décomposition de la lumière ? Seigneur, étais-je fou ? Mais c'est très laid, cela me fait horreur. » Il écrit encore : « Pouvais-je prévoir l'abus effroyable qu'on se mettrait à faire de la tache ? Au Salon, il n’y a plus que des taches, un portrait n'est plus qu'une tache. [...] Ce sont tous des précurseurs, l'homme de génie n'est pas né. »

Pour Zola, l'artiste doit certes être un interprète du réel, mais il ne doit pas oublier que le charme et la densité des tableaux proviennent d'une description précise. Au moment où le tempérament l'emporte sur la fidélité aux apparences, Zola recule d'effroi devant des tons qu'il trouve exagérés : « Oh ! Les dames qui ont une joue bleue, sous la lune, et l'autre joue vermillon, sous la lampe ! Oh ! Les arbres bleus, les eaux rouges et les ciels verts ! C'est affreux, affreux ! » Les paysages violets, les chevaux orange, tout cela qui pourtant manifeste on ne peut plus nettement l'autonomie plastique de la peinture, l'effare à présent. Zola finit par ne plus voir dans la peinture que ce qui cadre avec ses présupposés naturalistes. Il est insensible à une évolution qu'il n'a pas prévue et qui heurte ses conceptions. En 1879, à l'occasion du Salon, il faisait déjà ce constat à propos de l'œuvre de Manet (Lettres de Paris. Nouvelles artistiques et littéraires) : « Sa longue lutte contre l'incompréhension du public s'explique par la difficulté qu'il rencontre dans l'exécution, je veux dire que sa main n’égale pas son œil. Il n'a pas su se constituer une technique ; il est resté l'écolier enthousiaste qui voit toujours distinctement ce qui se passe dans la nature mais qui n'est pas assuré de pouvoir rendre ses impressions de façon complète et définitive. C'est pourquoi, lorsqu'il se met en route, on ne sait jamais comment il arrivera au terme, ni même s'il y arrivera seulement. Il agit au jugé. »

En 1896, il éprouve encore le besoin de se justifier : « J'étais alors ivre de jeunesse, ivre de la vérité et de l'intensité dans l'art, ivre du besoin d'affirmer mes croyances à coups de massue. » ; « Non j'ai fait ma tâche, j'ai combattu le bon combat. J'avais vingt-six ans, j'étais avec les jeunes et les braves. Ce que j’ai défendu, je le défendrais encore, car c’était l'audace du moment, le drapeau qu'il s'agissait de planter sur les terres ennemies. » Par dépit, il se tourne un temps vers d'autres peintres, que l'on qualifiera de naturalistes, qui, dans le sillage de Jean-François Millet et Jules Breton renouvellent l'image de la ruralité et du travail ouvrier et se donnent pour ambition de retranscrire un monde en profonde mutation technique et sociale. Leur peinture est de facture illusionniste et parfois documentée par la photographie. Il est possible par ailleurs, que la pratique régulière de la photographie par Zola ait aussi renforcé son goût pour une précision « objective ».

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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